Réveil

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Par Stéphane-Jacques Addade

 

RÉVEIL OU L’ÉVEIL DES SENS

22 avril 1903.

 


La cinquième Biennale de Venise ouvre ses portes.
Jacques-Emile Blanche, un des peintres français régulièrement invité à exposer par cette institution depuis sa seconde édition, y présente huit tableaux, dont trois Etudes pour Bérénice, Le Chérubin de Mozart - une autre toile d'après Bérénice - un Portrait de Philippe Barrès, le fils de l'écrivain et homme politique Maurice Barrès, et enfin Risvegio, une oeuvre inscrite au catalogue sous le numéro 5 et reproduite page 10.

 

 

Jacques-Emile Blanche - Réveil 1900Resveglio - Catalogue de la Biennale de Venise 1903

 

 


Risvegio ou Réveil, qui avait été peint en 1900, et qui, en 1903, n'appartenait déjà plus à Jacques-Emile Blanche, avait immédiatement été considéré par la critique, et par le peintre lui-même, comme l'un de ses chefs d'oeuvre. Au reste le tableau, qui était loin d'être inconnu du grand public pour avoir été reproduit en page de titre du numéro spécial du Figaro Illustré d'octobre 1902 (1) - numéro entièrement consacré à Jacques-Emile Blanche et rédigé par Maurice Barrès (2) - avait déjà été plusieurs fois exposé, et avait fait l'objet, un an seulement après sa création, d'importantes tractations.

 

 

 Figaro Illustré - Page de titre - Octobre 1902Une oeuvre très convoitée

 

On découvrît en effet Réveil le 22 avril 1901, lors de l'inauguration du XIe Salon de la société nationale des beaux-arts, le plus prestigieux des salons parisiens d'alors. Il y figura sous le numéro 107 et ce titre, Réveil, qui restera toujours le sien, au côté du fameux portrait de groupe MM. André Gide, Rouart, Chanvin, Ghéon et Athman Ben Sala au Trocadéro (exposition de 1900) que conserve aujourd'hui le musée des Beaux-Arts de Rouen.


Là, M. Ralph Brown, frère du célèbre peintre John Lewis-Brown et inspecteur des Beaux-Arts de la ville de Paris, le remarqua immédiatement, et proposa de l'acquérir pour le Petit Palais, dont il projetait de faire le musée des Beaux-Arts de la ville, en remplacement du défunt musée d'Auteuil (3).


Une délibération du conseil municipal du 13 juillet 1901 entérina ce choix, ce que nous confirme le Bulletin Municipal Officiel du jeudi 18 juillet 1901 (4).


Un arrêté émanant du préfet de la Seine et décidant de l'acquisition de la toile en application de cette délibération, put alors être pris, le 22 Juillet 1901. Par ailleurs, l'état de répartition des crédits alloués par le Conseil Municipal au service des Beaux-Arts de Paris, nous indique que, de 4.000 francs, la somme proposée à Jacques-Emile Blanche pour l'achat de son tableau fut ramenée à 3.500, puis à 3.000 francs!


Ces préliminaires administratifs enfin accomplis, une lettre à entête de la préfecture de la Seine et signée de Ralph Brown, put enfin être envoyée au peintre - ce même 22 juillet 1901 - pour lui signifier « l'acquisition » de son tableau :

 

 

Lettre d'achat de Réveil par la Ville de Paris en juillet 1901

 

 

« Monsieur, J'ai l'honneur de vous informer que par arrêté préfectoral du 22 juillet pris en conformité d'une délibération du Conseil Municipal en date du 13 Juillet 1901, la Ville de Paris a fait acquisition au prix de 3.000 f de votre oeuvre exposée au Salon de cette année « Réveil »


Avant d'avertir:
« La Ville de Paris se réservant la propriété exclusive des oeuvres qu'elle commande ou acquiert, aucune reproduction ne pourra être faite de votre tableau sans une autorisation spéciale de l'administration. »

 

Mais le commandement avait beau être ferme, il arrivait un peu tard!


Car sitôt décroché de la Nationale, le 30 juin 1901, Réveil avait été envoyé par Jacques-Emile Blanche à Munich où il devait figurer, sous le n°31 (5) , dans la section française de la VIII Internationale Kunstausstellung, une prestigieuse exposition d'art se tenant au Glaspalast, du 1er juin à la fin octobre. Il s'y trouvait exposé avec d'autres oeuvres françaises de première importance, parmi lesquelles Yvonne de Jules Lefèbvre et Procession à Penmarc'h de Lucien Simon, que conserve aujourd'hui le Musée d'Orsay à Paris, ou encore Eva Gonzalès d'Edouard Manet, que conserve la National Gallery de Londres.

 

 

Affiche de la VIII Internationale Kunstausstellung de Munich 1901Das Erwachen dans Die Kunst für Alle 1901

 


Un article du célèbre critique munichois Fritz von Ostini (1861 - 1927), paru dans le magazine d'art Die Kunst für alle (6) et intitulé « Die Franzosen im Münchener Glaspalast 1901 (7) », qui reproduit Réveil page 30, sous le titre Das Erwachen (8), accompagné de la mention « (Münchener Glaspalast 1901: Französische Abteilung (9) ) », nous confirme tant l'envoi du tableau, que son arrivée tardive ; ce qui fut, au reste, le cas pour la plupart des oeuvres françaises présentées, les deux principaux Salons parisiens ayant fermé leurs portes un mois après l'ouverture au public de l'exposition munichoise (10) :
« Spät erst, anderthalb Monate nach Beginn der Ausstelung, sind die Franzosen eingetroffen. Dem Missbehagen darüber wird freilich der Stachel genommen durch die hervorragende Schönheit der Kollection, wie sie "spät, aber doch" zu stande kam. Was Frische, was strotzende Gesundheitsfülle angeht, bleibt auch jetzt noch die Palme der Ausstellung den Schweden, sonst aber, das muss man neidlos, oder neidisch zugestehen, kommt der französischen Abteilung des Glaspalastes keine andere gleich. (11) »

 

Télégramme de Albert von Keller

 

 

Pourtant, le 10 Juillet 1901, soit après l'accrochage de Réveil, Jacques-Emile Blanche recevait du peintre Albert Ritter von Keller (1844 - 1920) un télégramme lui annonçant l'acquisition de sa toile :
« De Muenchen Glaspalast - Félicitations. Tableau vendu et première médaille. De Keller »

Lorsqu'arrivait fin Juillet (12) , la lettre de Ralph Brown, Réveil n'appartenait donc plus à Jacques-Emile Blanche.
La ville de Paris restant pourtant attachée à l'idée de posséder une des oeuvres du peintre, une substitution fut finalement décidée, qui aboutit au paiement le 4 avril 1903 - toujours en vertu de la délibération du Conseil Municipal du 13 juillet 1901 - de La mandarine, un portrait peint en 1898 de Madame Fritz Thaulow et de deux de ses enfants, Ingrid et Christian, que conserve aujourd'hui encore le musée du Petit Palais (13) .

 

 

La mandarine 1898. Musée du Petit Palais à Paris

 

La collection Knorr

 

Par une carte de visite, qu'il datât du 8 Août 1901 Albert von Keller en fit savoir davantage à Jacques-Emile Blanche sur l'identité de l'acquéreur de sa toile:

 

 

Carte de visite de Albert von Keller

 

 

« Albert Ritter von Keller / vous présente par les lignes que voici, le propriétaire de votre tableau / C'est son 50e jour (sic) de naissance qu'on fête et si le coeur vous en dit, vous pouvez lui envoyer une carte. Saluts de »

 

 

Quel fut le prix d'achat de l'oeuvre?
Albert von Keller fut-il rémunéré pour son intermédiaire?
Rien dans la correspondance de Jacques-Emile Blanche ne nous permet de le savoir.

 


 Paul Helleu - Portrait de Thomas KnorrNous savons, en revanche, malgré l'absence des documents joints par Albert von Keller à sa carte de visite, que l'homme qui s'offrit « Réveil » pour son cinquantième anniversaire était l'imprimeur et éditeur Thomas Knorr (1851 - 1911), le propriétaire des « Münchner neueste Nachrichten » (14) et du journal satirique « Jugend » (15) , qui, à la mort de son père Julius Knorr (1826 - 1881), avait repris la maison d'édition familiale avec son beau-frère, le Dr Georg Hirth.
Collectionneur fameux, Thomas Knorr habitait Briennerstrasse 21 (l'actuel 37), une vaste villa de style Renaissance qui, pour avoir été au centre de la vie artistique munichoise, avait été fréquentée par l'écrivain Thomas Mann, mais qui surtout, avait accueilli, en 1864 et 1865, le compositeur Richard Wagner. Aussi, lorsque Thomas Knorr confia à l'architecte Emanuel von Seidl (1856 - 1919) l'agrandissement et le réaménagement de sa villa, décida-t-il de conserver, au fond du jardin, un pavillon où le maître avait mis la touche finale à Tristan et Isolde (16) .

 

 

 Anonyme - La villa Knorr à Munich

 

 

Outre le mobilier et les objets d'art, la très célèbre collection Knorr comptait, dans les premières années du XXe siècle, plus de deux cents peintures contemporaines, dont la grande majorité avaient été réunies depuis les années 1880. On y trouvait ainsi, dans deux galeries spécialement aménagées pour leur accrochage, des toiles des principaux peintres munichois, comme Franz von Lenbach, Franz von Stuck, Albert von Keller ou encore Julius Diez ; mais aussi de maîtres allemands comme Arnold Böcklin ou d'artistes étrangers comme Jan Toorop, James Jebusa Shannon, Jean-François Raffaëlli, Giovanni Segantini, Antonio de la Gandara ou encore Paul Helleu.
Lorsque Réveil rejoint ce prestigieux ensemble, Fritz von Ostini mettait justement la dernière main à la publication d'un luxueux ouvrage lui étant entièrement consacré. Die Galerie Thomas Knorr in München, qui fut publié à la fin de 1901, reproduisit donc, par une gravure hors texte, la peinture de Jacques-Emile Blanche, mais sans que le critique ait pu, faute de temps, se livrer à son étude. Il le déplora, pages 148 et 149, indiquant néanmoins qu'il considérait Réveil comme « un des numéros les plus précieux de la collection », et confirmant, par la même occasion, ce que son article pour Die Kunst für alle indiquait quant à l'acquisition du tableau au Glaspalast:

 

« In letzer Stunde wurde für die Sammlung, die sich überhaupt während der Verfasser diese Zeilen schrieb, um einige ihrer werthvollsten Nummern erst bereicherte, noch ein Bild von Jacques-Emile Blanche in Paris gewonnen, "Das Erwachen", das im Glaspalaste eben angekommen war. (17»

 

 Jacques-Emile Blanche - Just awake The Studio 1906Cinq ans plus tard, en mai 1906, Miss Costanza Hulton consacrait à son tour dansle magazine anglais The Studio - la plus importante revue d'art de l'époque - un long article à cette collection « variée et cosmopolite ». The Knorr Collection of Modern Pictures (18), qui en étudie succinctement les tableaux les plus emblématiques et reproduit, parmi une huitaine d'autres, celui de Jacques-Emile Blanche, le commente avec un enthousiasme... prude:

 

« Jacques-Emile Blanche's Just Awake is one of this interesting painter's most charming works. The arrangement and pose of the little girl are simple and convincing, while the colour is delicately rich and silvery. (19) »

 

Qui, au juste, est cette «petite fille» à la pose si « convaincante » dans sa robe d'argent?
Est-il réellement possible de considérer comme «charmante», sans l'aveuglement d'une pudibonderie toute britannique, une peinture si résolument ambiguë?


Ce sont là quelques-unes des questions auxquelles nous répondront dans la seconde partie de cette étude.

 

 

(à suivre)

 

 

(1) Figaro illustré n° 151 octobre 1902. Jacques-Emile Blanche. (Revenir)
(2) Maurice Barrès « La femme et l'enfant par Jacques-Emile Blanche » in Figaro Illustré Octobre 1902. (Revenir)
(3) Figaro 22 Juin 1901 Arsène Alexandre « A qui le petit Palais? ». (Revenir)
(4) Bulletin Municipal Officiel du 18 juillet 1901 page 2665 Acquisitions d'oeuvres d'art. (Revenir)
(5) Une étiquette portant la mention manuscrite « M. Blanche / Munich / n°31 » se trouve encore collée sur un des montants du châssis du tableau. (Revenir)
(6) Die Kunst Für alle XVII Jahrgang, Helf 2 15 Oktober 1901, pages 26 à 35. (Revenir)
(7) Les français au palais de verre de Munich 1901. (Revenir)
(8) Traduction littérale de Le réveil. (Revenir)
(9) Palais de verre de Munich 1901: section française (Revenir)
(10) C'est probablement dans ce retard des oeuvres françaises qu'il faut chercher l'absence de leur mention dans Offizieller katalog der VIII. Internationalen Kunstausstellung im Kgl. Glaspalast zu Münche 1901, le catalogue officiel de cette manifestation. (Revenir)
(11) "Les français sont arrivés très tard, un mois et demi après le début de l'exposition. Le malaise a été désamorcé par la beauté remarquable de la collection, qui a fini par être présentée « mieux vaut tard que jamais ». Pour ce qui concerne la fraîcheur, la santé débordante, les Suédois gardent la palme de l'exposition, mais ceci mis à part, on doit concéder sans réserve et avec jalousie que le département français du palais de verre n'a pas son pareil." (Revenir)
(12) Le peintre se trouvait alors en villégiature à Saint -Martin au Chartrain, dans le Calvados, où le courrier lui parvint avec quelque retard. (Revenir)
(13) Un document comptable de la préfecture de la Seine indique que M. Georges Veyrat, le nouvel inspecteur du service des Beaux-Arts, exécuta le 4 Avril 1903, le paiement des 3.000 f. pour « le tableau exposé à la SNBA de 1901 et acquis par arrêté en date du 22 Juillet 1901 » tandis que la fiche de l'artiste indique, pour cette même date du 4 avril 1903 «l'acquisition de son tableau La mandarine». (Revenir)
(14) Les dernières nouvelles de Munich (Revenir)
(15) « Jeunesse: hebdomadaire munichois illustré d'art et de vie quotidienne » une revue littéraire et artistique. (Revenir)
(16) On peut encore lire sur une plaque de Karl Oppenrieder, apposée en 1964 Briennerstrasse 37 : «Hier wohnte Richard Wagner vom 12. Okt. 1864 bis 10.Dez 1865 in einer Gartenvilla auf dem jetzigen Schulgelände.» (Ici vécut Richard Wagner du 12 oct. 1864 au 10 déc. 1865 dans un pavillon de jardin situé sur l'emplacement de l'actuel campus). (Revenir)
(17) « A la dernière heure a été ajouté à la collection - qui s'est enrichie pendant que l'auteur écrivait ces lignes de quelques uns de ses numéros les plus précieux - un tableau de Jacques-Emile Blanche en provenance de Paris, Le réveil, tout juste arrivé au Palais de verre. » (Revenir)
(18) La collection Knorr de peintures modernes (Revenir)
(19) « Réveil de Jacques-Emile Blanche est une des oeuvres les plus charmantes de ce peintre intéressant. L'arrangement et la pose de la petite fille sont simples et convaincants, tandis que la couleur est délicatement riche et argentée. » (Revenir)