Par Bernard Boutet de Monvel (1)

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1941.

 

Roger Boutet de Monvel (1879 - 1953), le fils aîné du peintre et illustrateur Maurice Boutet de Monvel (1850 - 1913), qui était écrivain, achève la rédaction de ses mémoires.

A la lecture du manuscrit de son frère, Bernard Boutet de Monvel (1881 - 1949) constate que ce dernier n'évoque que très superficiellement la figure de leur père, pour s'attarder sur des descriptions beaucoup plus anecdotiques à ses yeux, comme celle du Prince Constantin Radziwill en son château d'Ermenonville, où Roger Boutet de Monvel fut un temps reçu.

Bernard Boutet de Monvel décide donc de combler cette lacune en couchant sur le papier ses propres souvenirs de son père, dont je retranscris ici de larges extraits ayant trait à l'homme et à l'oeuvre.

Ce texte de Bernard Boutet de Monvel, comme le manuscrit de Roger Boutet de Monvel, était resté inédit jusqu'à ce jour.

 

 

 

 Maurice Boutet de Monvel - Bernard regardant peindre son père dans l'atelier de la rue Rousselet - Nos enfants 1887Maurice Boutet de Monvel était la séduction même, avec cette élégance qui seule compte, celle qui est innée, que l'on soit en robe de chambre, en tenue de soirée ou en costume de bain. Il était d'une taille un peu au dessus de la moyenne mais de si parfaites proportions qu'il semblait grand auprès de qui que ce soit. Il avait une charmante tournure, une très belle jambe, un ravissant pied cambré et prenait toujours, naturellement, des attitudes pleines de grâce.
Son visage, tout à la fois doux et énergique, avait une bonne construction osseuse. Ses yeux bruns étaient spirituels et tendres, son nez irrégulier, aquilin et charnu à l'extrémité, et son teint africain.


Ses cheveux ondulés et très noirs avaient grisonné de bonne heure. Il portait comme les artistes d'alors une courte barbe en pointe et des moustaches conquérantes.
Il s'était longuement habillé d'une façon très personnelle, s'attardant aux modes de sa jeunesse, pantalons très étroits et à petits carreaux qui convenaient à ses jambes minces et à ses hanches étroites, et chapeaux haut de forme à bords plats.


A mon grand regret il y a renoncé par la suite et a adopté pendant les vingt dernières années de sa vie des complets en molleton gris avec des pantalons à la mode des peintres d'alors, larges du haut et étroits à la cheville. Ces immuables complets qui, je m'en souviens, coûtaient cinquante francs, venaient d'une ancienne maison de l'Ile St-Louis, disparue depuis lors, où on nous habillait souvent nous mêmes, et qui s'appelait «Le petit matelot».


Il n'en avait pas moins, avec ces vêtements, une allure très élégante et miraculeusement jeune. Il est bien vrai qu'il l'était alors car, à ces souvenirs auxquels je me rapporte, il ne devait guère avoir que quarante ans , l'âge d'être le fils du vieil homme que je suis , hélas, aujourd'hui.

 

 

 Maurice Boutet de Monvel - Bernard dessinant dans l'atelier de la rue Rousselet c. 1885

 


Je le vois encore par la fenêtre de la rue Condé que nous habitions, partant allègrement pour son atelier suivit de sa chienne de chasse Fly, remontant la rue Crébillon, sans pardessus été comme hiver, et si alerte en faisant tournoyer sa canne. Comme il aimait la vie et la jeunesse!


Si j'ai d'abord parlé de ses apparences, c'est que je sais quelle importance il attachait aux prétendues vanités de l'extérieur et combien il redoutait les atteintes de l'âge et de la déchéance physique, comme s'il eût pressenti le terrible coup que lui réservait le destin en pleine jeunesse encore, à la veille de ses cinquante ans, quand la fortune commençait enfin à lui sourire...

 

Il avait les plus charmants dons de l'esprit et du coeur, chevaleresque, généreux enthousiaste pour tout ce qui avait quelque élévation. Il avait toutes les vraies vertus, la simplicité et la grâce d'un homme bien né. Il était rempli d'esprit, et d'une grande sociabilité. Sa conversation était charmante et il s'y plaisait. Il avait un grand sens de l'ironie et était très taquin mais sans jamais la moindre méchanceté...


Il adorait les enfants et en aurait élevé vaillamment huit ou dix comme ses parents, si le ciel les lui avait donnés. Combien il était tendre avec nous: il nous racontait d'interminables histoires de son invention que nous écoutions inlassablement, bouche bée ; des histoires où revenait sans cesse une vieille bonne femme et un fameux petit cheval rouge qui jouait les héros.

 

 Maurice Boutet de Monvel - L'âne en visite chez Saint Nicolas c.1889Une grande faveur, dans notre petite enfance, était d'être emmené dans son atelier de la rue Rousselet (1) . J'avais alors quatre ou cinq ans ; je le revois encore si bien cet atelier dont j'ai la photographie et qui me paraissait immense. Il donnait sur les vastes jardins d'une congrégation. Maurice Boutet de Monvel m'installait toujours bien sagement devant de grands fascicules. Ils représentaient les travaux d'Hercule traités dans l'esprit de vases étrusques en rouge sur fonds noirs et m'impressionnaient terriblement ; je me souviens encore du combat du héros avec l'hydre de Lerne aux têtes innombrables et terrifiantes.


Bien souvent depuis lors, je suis repassé mélancoliquement devant cette calme rue Rousselet quand j'habitais tout à côté, rue Monsieur (2) , et que de fois j'ai levé les yeux vers le haut de cette maison où mon père a travaillé si jeune, si plein d'espoirs dans la vie avec tant de nobles ambitions. Je contemplais les jours (3) de son atelier, disparu à présent que la maison a été hideusement modernisée et rehaussée d'un étage.


Puis ce fut son installation définitive 6, rue du Val de Grâce (4) , dans le magnifique atelier où s'est écoulé tout le reste de sa vie d'artiste et qui est si étroitement lié aux débuts de la mienne. Il était vraiment enchanteur cet atelier et occupait tout le premier étage d'une sorte de pavillon perdu dans les jardins. «L'atelier de papa» me semblait dans ma jeunesse le comble du faste avec ses grandes tapisseries, ses lits bretons, ses divans et ses grands bahuts...


Au fond, il y avait une sorte de petite serre aérienne que Maurice Boutet de Monvel avait fait construire et où il travaillait presque exclusivement. A l'autre extrémité un long escalier conduisait à une vaste soupente à demi-obscure, où s'entassaient des piles de vieilles toiles et mille objets mis au rebut et ensevelis sous une vénérable poussière. J'y fouillais avec délice.


Certain jour, Maurice Boutet de Monvel y avait fait , sous mes yeux consternés, une véritable hécatombe d'anciennes études qui avaient cessé de lui plaire et parmi lesquelles je crains fort qu'il n'y eut de ces vieilles toiles de sa première manière algérienne que j'aime tant.
Je suis retourné, le coeur serré, dans cette maison en allant poser pour Paul Manship (5) qui était installé dans un pavillon voisin. L'atelier est toujours le même mais les jardins ont disparu et tout le charme d'autrefois s'est envolé...


Chaque matin, Maurice Boutet de Monvel partait pour l'atelier, chassé de son lit par mon impétueuse mère que les grasses matinées ont toujours révoltée. Il se plongeait dans une pleine baignoire d'eau froide, barbare coutume assez en faveur alors. C'est grâce à cette réaction qu'il pouvait sortir sans pardessus par les plus grands froids avec son allure de garçon de vingt ans. Il revenait déjeuner hâtivement et repartait jusqu'à la nuit puis allait faire des armes à la salle Kirshoffer. Son existence était d'une régularité absolue...

 

 Maurice Boutet de Monvel - La jeunesse de Saint Nicolas - Saint Nicolas c. 1890

 

L'homme qu'il a été, rien ne peut en donner l'idée exacte mais l'artiste est encore là, sous nos yeux, aussi vivant que le jour où il a exécuté ses oeuvres.
Un grand artiste est celui qui a créé une oeuvre d'art que personne n'avait faite avant lui et que personne jamais ne saura refaire semblable. Or tel est bien le cas de Maurice Boutet de Monvel.

 

Ses premiers dessins de jeunesse faisaient déjà preuve de dons exceptionnels... Il fut donc décidé que le jeune Maurice Boutet de Monvel entrerait à l'atelier Julian(6) , où tout le monde allait alors, à défaut de l'école des Beaux-Arts. Il entra chez le médiocre Jules Lefèvre (7) et l'ennuyeux Cabanel (8) . «Les Julian (9)» formaient une sorte de franc-maçonnerie qui se tenait les coudes pour les Salons - si importants en ce temps - les récompenses, les commandes officielles et les décorations. Maurice Boutet de Monvel pressenti pour être embrigadé s'y refusa et passa à l'atelier de Carolus-Duran(10).


Jamais il ne fit partie d'aucune chapelle ni d'aucune coterie. Son talent ne s'apparentait à celui d'aucun de ses maîtres ni de ses camarades et il a toujours vécu et travaillé en isolé. Je ne saurais l'en blâmer ayant suivi son exemple et ne le regrettant pas, bien que j'ai pleinement conscience du tort incontestable qui peut en advenir, sinon au talent d'un artiste, du moins à ses intérêts. Mais quelle paix que de travailler en toute indépendance. C'est le recueillement de l'ermitage auprès de la règle du cloître.

 

 Maurice Boutet de Monvel - Le courrier de Saint Nicolas - Saint Nicolas c.1889


Maurice Boutet de Monvel a commencé par exposer de grandes toiles fort académiques, qui eurent des succès tout académiques et, convenons-en, fort ennuyeuses: un Bon Samaritain (11), une Marguerite à l'église (12) , La leçon avant le Sabbat (13). Rien de cela ne laissait encore pressentir l'éclatante personnalité qui se développera brusquement. Pourtant, de cette époque datent de très remarquables esquisses et des dessins pour ces tableaux... Une certaine Poursuite de la Fortune est une des plus remarquables oeuvres romantiques qui soient. Des scènes militaires où figurent la mort, de tragiques figures de la justice... Mais il semble alors que Maurice Boutet de Monvel soit trahi par le métier de peintre, la couleur et la matière dès qu'il met ses compositions sur toile: elles perdent aussitôt leur fougue et leur liberté. J'ai à l'Aulnoy(13) La leçon avant le sabbat(15) et deux ou trois grandes toiles de cette époque. Il faudra bien que je me résigne quelque jour à les détruire pieusement pour la mémoire de mon père, à laquelle elle ne sauraient que nuire. de cette époque pourtant, une magnifique toile à demi-exécutée, une Suzanne au bain. Tout y est exceptionnel: la composition, le dessin, les valeurs, la couleur même: un vraiment beau tableau.

 

 Maurice Boutet de Monvel - Le coffre à jouets c. 1888Vers cette époque sans doute eut lieu son premier voyage en Algérie et en Tunisie(16) dont il a rapporté des études fougueuses et éblouissantes. J'en connais une dizaine. D'un second voyage(17) , il en rapporta encore de bien belles mais moins libre déjà. Celles du troisième voyage(18) sont plus sèches, pleines de qualités toujours, d'une conscience extrême mais incontestablement moins magistrales.


Cependant, si exceptionnelles que soient ces études et certaines figures orientales, aussi bien que ces paysages de Touraine, et de Nemours plus tard, elles ne marquent pas un caractère de personnalité aussi remarquable que ses compositions dessinées.


Vers cette époque Maurice Boutet de Monvel a peint quelques portraits d'homme à la manière sombre, alors qu'il était influencé par les Espagnols. Là encore n'était pas sa véritable voie. De cette époque sont pourtant les deux ravissantes têtes de Mesdemoiselles Mainguet et Bourdel.
Maurice Boutet de Monvel s'était marié sans un sou avec Jeanne Lebaigue qui n'en avait pas davantage: c'est dire qu'ils vivaient au début de leur mariage chez mes grands-parents Lebaigue.

 


Je ne sais trop comment on a donné alors à mon père une commande d'illustration pour une petite Histoire de France(19)... à dix francs le dessin. Une vraie aubaine! Ceci du moins semble avoir orienté une partie de sa carrière. Les dessins avaient plu à l'éditeur Delagrave(20) qui lui a demandé par la suite des illustrations régulières pour un journal d'enfants, Saint Nicolas(21) . Maurice Boutet de Monvel y a collaboré une dizaine d'année: les petits dessins à dix francs, les grandes pages à cinquante.


Maurice Boutet de Monvel s'y est immortalisé par de petites illustrations inégalées et inégalables: il avait trouvé d'emblée une formule toute à lui et que rien ne faisait pressentir la veille. C'est vraiment un cas que je n'ai jamais retrouvé chez qui que ce soit. En outre, la fraîcheur de sentiment, l'esprit, la perfection de l'exécution forcent l'admiration...

 

 

NOTES :

(1) L'atelier de Maurice Boutet de Monvel se trouvait 17, rue Rousselet, Paris. Il s'y était installé en 1876, après avoir occupé successivement un atelier situé 1, rue des Deux-Portes (une actuelle portion de la rue des Archives), puis un autre situé 81, boulevard du Mont-Parnasse à Paris. (Revenir)
(2) Bernard Boutet de Monvel habita le 7, rue Monsieur, à Paris, de 1921 à 1926. (Revenir)
(3) Terme vieilli pour les fenêtres. (Revenir)
(4) Maurice Boutet de Monvel s'installa dans cet atelier en 1893. (Revenir)
(5) Le sculpteur Paul H. Manship (1885 - 1966), qui réalisa en 1927 (?) un médaillon en bas -relief d'après le profil de Bernard Boutet de Monvel. (Revenir)
(6) Rodolphe Jullian (1839 - 1907) avait fondé à Paris, en 1867, une académie de peinture et de sculpture très renommée, qui fut pour beaucoup de jeunes peintres de cette génération une alternative à l'école des Beaux-Arts. (Revenir)
(7) Jules Lefèbvre (1836 - 1911) était un peintre académique professeur à l'école des Beaux-Arts et à l'académie Julian. Maurice Boutet de Monvel et lui restèrent toujours très liés. (Revenir)
(8) Alexandre Cabanel (1823 - 1889) était un peintre académique de renom, professeur à l'école des Beaux-Arts. Le Musée Fabre de Montpellier lui a consacré une importante rétrospective de juillet à décembre 2010. (Revenir)
(9) Les professeurs de l'Académie Julian, qui étaient tous des peintres académiques réputés, jouissaient d'une influence certaine au Salon. (Revenir)
(10) Charles Emile Auguste Durand dit Carolus-Duran (1837 - 1917) peintre considéré aujourd'hui comme académique mais en son temps comme moderne pour l'utilisation qu'il faisait de la couleur, avait ouvert à l'automne 1872 un atelier de peinture pour les hommes. Il en ouvrira un second pour les femmes en 1874. Le palais des Beaux-Arts de Lille et le musée des Augustins à Toulouse ont consacré une rétrospective à son oeuvre en 2003. (Revenir)
(11) Salon de 1878 n°1625. Maurice Boutet de Monvel obtint pour ce tableau une médaille de troisième classe. (Revenir)
(12) Salon de 1874 n°1839 (Revenir)
(13) Salon des Artistes français de 1880 n°2700. Maurice Boutet de Monvel obtint pour ce tableau une médaille d'argent. (Revenir)
(14) Le moulin de l'Aulnoy était la maison de campagne que possédait Bernard Boutet de Monvel près de Nemours. (Revenir)
(15) Cette oeuvre est aujourd'hui conservé par le Musée-Chateau de Nemours. (Revenir)
(16) Comme en atteste une lettre de Maurice Boutet de Monvel à Will Low, et comme le confirme son passeport, le premier voyage en Algérie et en Tunisie de Maurice Boutet de Monvel date du printemps 1876, contrairement à la date plus tardive communément avancée. (Revenir)
(17) Ce second voyage eut lieu en 1878. (Revenir)
(18) Ce troisième voyage eut lieu en 1880. Ce fut le dernier, si l'on excepte un rapide passage à Alger, en Janvier 1893, pour la mort de son frère Etienne. (Revenir)
(19) Eudoxie Dupuis La France en Zigzag 1880 pour laquelle Maurice Boutet de Monvel réalisa quarante vignettes. (Revenir)
(20) Charles Delagrave (1842 - 1934) (Revenir)
(21) Charles Delagrave souhaitant développer pour sa librairie une politique éditoriale à l'attention des enfants, il fonda Saint Nicolas: Journal illustré pour garçons et filles en 1880 sur le modèle du journal éponyme fondé à New-York deux ans plus tôt par Mary Mapes Dodge. (Revenir)